Conférence d'ouverture du prieur de Bose
1. La transfiguration, révélation du Royaume
L'événement de la transfiguration a été prophétisé par Jésus, lorsqu'il a dit à ses disciples, après la première annonce de sa passion-mort-résurrection: « En vérité je vous le dis, il en est d'ici présents qui ne goûteront pas la mort avant d'avoir vu le Royaume de Dieu venu avec puissance » (Mc 9,1; voir Mt 16,28; Lc 9,27). Certains disciples seront donc bénéficiaires d'une vision avant leur mort, de leur vivant même, et verront le Royaume de Dieu qui vient (Mc et Lc), le Fils de l'homme qui vient (Mt). De même que le vieux Syméon avait reçu du Saint-Esprit la promesse « qu'il ne verrait pas la mort avant d'avoir vu le Christ du Seigneur » (Lc 2,26), ainsi certains reçoivent une promesse de la part de Jésus lui-même: le Royaume de Dieu leur sera manifesté, que Matthieu identifie avec le Fils de l'homme, avec Jésus lui-même. Jésus est le Royaume de Dieu en personne, il est l'autobasileía, comme l'a bien compris Origène (voir Commentaire sur Matthieu XIV,7,10.17 [sur Mt 18,23]). Jésus, qui a annoncé la venue du Royaume de Dieu, le révèle désormais; mieux, Jésus est révélé par le Père comme le Royaume de Dieu venant avec puissance. L'événement de la transfiguration apparaît donc comme une anticipation.
Six jours (Mc et Mt) ou huit jours (Lc) après ces mots, « Jésus prend avec soi Pierre, Jacques et Jean et les emmène seuls, à l'écart, sur une haute montagne » (Lc 9,2). Il réalise donc un choix, il accomplit une élection, et, des douze, il n'emmène que trois disciples, qui appartiennent aux premiers à avoir été appelés à sa suite (voir Mc 1,16-20). Ce sont les trois disciples les plus proches de Jésus, qu'il avait déjà choisis comme témoins de la résurrection de la fille de Jaïre (voir Mc 5,37-43); ce sont les mêmes qui seront ensuite aussi les témoins de sa dé-figuration dans le jardin du Géthsémani, à la veille de la passion (voir Mc 14,32-42). Ils sont choisis non pour leurs vertus particulières ou leurs mérites, mais, dans la volonté impénétrable de Dieu, pour qu'ils puissent rendre témoignage, devenir témoins de Jésus, et même les témoins par excellence: Pierre sera « témoin (mártys) des souffrances du Christ et participant (koinonós) de la gloire qui va être révélée » (1P 5,1); Jacques et Jean boiront la coupe et subiront l'immersion, selon la promesse de Jésus (voir Mc 10,38-3). Ils seront témoins et donc martyrs!
Ce sont eux qui, « appelés par Jésus », montent avec lui sur la haute montagne, la montagne de la révélation de Dieu qui est identifiée, à partir du IIe siècle (voir Évangile des Hébreux, cité par Origène dans ses Homélies sur Jérémie XV,4,21), avec le mont Tabor, par ailleurs déjà mentionné par le Ps 89,13. Oui, on trouve dans cette montée sur la montagne l'écho de tous les récits vétéro-testamentaires de théophanie, de révélation de Dieu: on y retrouve la montagne du Sinaï et de l'Horeb, qui sont une unique montagne (voir Ex 3,1), qu'a gravie Moïse et dont il est redescendu (voir Ex 19-34), de même qu'Élie (voir R 19,1-18); « la montagne de la maison du Seigneur, élevée au-dessus des collines » (Is 2,2; Mi 4,1)…
Cette montée, dont Marc et Matthieu soulignent qu'elle est orientée vers « un lieu à l'écart » (voir Mc 9,2; Mt 17,1) et pour laquelle Luc spécifie que la prière est son but (voir Lc 9,28), apparaît donc dirigée vers un événement important, lors duquel les disciples bénéficieront d'une révélation faite par Dieu, une révélation qui concerne leur maître, confessé peu auparavant par Pierre comme Christ-Messie (voir Mc 8,29 et par.). Et voici alors, tandis que Jésus est en prière, qu'il « fut transfiguré » (passif divin metemorphóte: Mc 9,2; Mt 17,2), qu'il subit un changement de forme dans ses vêtement et dans son corps. Craignant que les lecteurs de l'évangile comprennent cet événement comme un mythe, une métamorphose suivant le modèle des rites païens grecs, Luc préfére employer une expression plus neutre: « l'aspect de son visage devint autre » (Lc 9,29). Nous mesurons ici combien l'événement est en réalité inexprimable et le langage des évangélistes inadéquat: Matthieu parle de « vêtements blancs comme la lumière », Marc les décrit « resplendissants, d'une telle blancheur qu'aucun foulon sur la terre ne peut blanchir de la sorte », Luc les définit « fulgurants ». Les trois récits tentent donc de décrire la lumière de ces vêtements, n'oubliant certes pas que la lumière est le manteau dont se revêt Dieu (voir Ps 104,2). Mais en profondeur, la source de cette lumière est Jésus lui-même: voici pourquoi le corps de Jésus fut transfiguré (Mc et Mt), son visage brilla comme le soleil (Mt) et l'aspect de son visage devient autre (Lc).
Au lieu du corps et du visage humains et quotidiens de Jésus, comme les disciples les connaissaient, la transformation fournit la vision d'un visage autre, lumineux, un visage transfiguré par une action qui ne pouvait être que divine. Paul confessait dans l'hymne de la lettre aux Philippiens:
« Celui qui était dans la forme de Dieu (en morphê theoû)
ne considéra pas une possession jalouse
son égalité avec Dieu.
Mais il se vida soi-même,
prenant la forme d'esclave (morphè doúlou),
devenant semblable aux hommes,
reconnu dans la forme comme homme » (Ph 2,6-7).
Or dans la transfiguration celui qui avait « la forme d'esclave » reprend sa « forme de Dieu » et resplendit de lumière divine. Origène déjà avait observé que la transfiguration rappelle ce texte que nous venons de citer. Il écrit:
« Tu tentes de savoir si les disciples, quand Jésus se transfigura devant ceux qu'il avait fait monter sur une haute montagne, virent Jésus sous la forme de Dieu, qui était sa première forme, puisque il avait pris ici-bas la forme d'esclave? Et bien écoute ces mots, si tu es capable, en un sens spirituel, et remarque qu'il n'est pas dit seulement « il fut transfiguré », mais « il fut transfiguré devant eux », comme le disent Matthieu et Marc. Tu concluras donc qu'il est possible que Jésus soit transfiguré devant certains et qu'il ne le soit pas devant d'autres » (Commentaire sur Matthieu XII,37,1-21 [sur Mt 17,2]).
Quelque chose de la gloire, de la lumière de Dieu resplendit en Jésus, pour autant qu'il était possible aux disciples de le voir: Jésus apparaît sous la forme d'un des « justes resplendissant comme le soleil dans le Royaume de leur Père » (voir Mt 13,43), comme il l'avait lui-même révélé; il apparaît comme un des saints doctes « resplendissant comme la splendeur du firmament, comme les étoiles, pour toute l'éternité » (Dn 12,3). Ce qui se produit est donc une véritable christophanie, voire une théophanie, comme celles que présente l'Ancien Testament et dont bénéficièrent Moïse (voir Ez 3,1-15; 34,5-28), Élie (voir 1R 19,18) et les autres prophètes, surtout Isaïe (voir Is 6) et Ézéchiel (voir Ez 1).